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De retour après 16 ans

Vivre sa vie durant trois heures avec Bruce Springsteen

Vivre sa vie durant trois heures avec Bruce Springsteen
Nils Lofgren, Jake Clemons, Soozie Tyrell, Max Weinberg et Bruce Springsteen. / Patrick Beaudry, SNAPePHOTO/evenko
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Montréal, Centre Bell, jeudi soir, 22h30. Les membres du E Street Band viennent de quitter les planches après 2h55 d'un concert exceptionnel, quand Bruce Springsteen revient devant le micro avec sa guitare acoustique et son harmonica pour interpréter la douce et sensible I’ll See You In My Dreams.

«Merci Montréal! Vous avez été l’une des meilleures foules en aréna devant laquelle nous avons joué.»

On se demande parfois si les artistes disent ce genre de choses dans toutes les villes. Mais on y est rarement pour l’entendre…. Prenez ici la parole d’un type qui en était à son 64e concert de Bruce Springsteen en cinq décennies dans 21 villes, sept pays et trois continents : je ne l’ai jamais entendu dire ça. Saluer une excellente foule. Oui. Souvent. Dire que c’est l’une des meilleures… Renversé.

Il est vrai qu’à ce stade, nous savions tous - au parterre, dans les gradins et même sur scène - qu’il venait de se passer quelque chose de difficilement descriptible et de quantifiable. Le genre de je-ne-sais-quoi qui fait que ce qui aurait déjà été un excellent spectacle passe au stade de concert de légende. Et cette fois, le mot n’est pas galvaudé.

Était-ce les 24 Celsius ressentis un 31 octobre – un record à Montréal – qui ont mis tout le monde de bonne humeur? Était-ce le fait que Springsteen n’est pas venu au Québec depuis 2008? Où était-ce le fait qu’il y avait 21 650 personnes présentes?

Probablement un peu de tout ça.

D’entrée de jeu, le E Street Band a souligné la fête de l’Halloween en y allant d’une version ludique de Ghostbusters, du film du même nom. Effet garanti. Le ton a immédiatement changé avec une décapante Seeds qui a ramené les plus vieux amateurs aux années 1980. On avait compris le message : les surprises risquaient d’abonder durant ce concert.

50 ans de durabilité

Cette tournée amorcée en février 2023, soit un mois après le 50e anniversaire de la parution de Greetings From Asbury Park, N.J, le premier disque du E Street Band, c’est justement ça : une tournée de 50e qui n’en porte pas le nom.

Pour le début de cette virée pancanadienne, Springsteen est revenu à une ossature qui a rappelé les concerts d’il y a 18 mois, mais sans s’empêcher de nous surprendre.

Preuves à l’appui, Atlantic City et Youngstown, des chansons en solo et acoustiques de Springsteen de Nebraska (1984) et de The Ghost of Tom Joad (1993) sont presque métamorphosées avec la touche du E Street Band. La première possède ainsi une grandeur inégalée avec l’apport des cuivres, la seconde devient un brûlot avec l’envolée sur le manche du guitariste Nils Lofgren.

Le doublé jazz-soul-gospel a aussi repris du service avec l’enchaînement de la gallopante The E Street Shuffle, qui remonte à 1973, et de Nightshift, la reprise des Commodores. La première chanson n’est rien de moins qu’une classe de maître d’une dizaine de minutes qui permet de mesurer le doigté des instrumentistes avec une finale entre batteur (Max Weinberg) et percussionniste (Anthony Almonte) à jeter à la renverse.

Je l’avais écrit l’an dernier: avec 18 membres sur les planches, le E Street Band devient le E Street Big Band dans cette aventure. Quant à Nightshift, ma foi, nous n’étions pas loin d’être dans une église.

Patrick Beaudry, SNAPePHOTO/evenko

Source: Patrick Beaudry, SNAPePHOTO/evenko

Depuis deux tournées au moins, l’apport du Montréalais d’adoption Jake Clemons n’a cessé de s’accroître. Celui qui joue toujours avec le saxophone de son oncle disparu en 2011 a développé une complicité avec Springsteen qui rappelle parfois celle du Big Man. Et si les solos puissants et aériens de Jake sont toujours salués avec de fortes clameurs, ils l’ont été plus que jamais «chez lui».

De la fête à l’émotion

Pour la fête, il y avait l’incontournable Promised Land qui nous promet un monde meilleur et Hungry Heart - dont le premier couplet est toujours chanté par la foule - favorite radiophonique, qui provoque la liesse.

Pour le souvenir, il y avait Ghosts, tirée de Letter To You (2020), qui ne parle pas des fantômes de l’Halloween, mais ceux des copains disparus qu’on finira par rejoindre un jour.  Et aussi Last Man Standing, intermède guitare-voix-trompette à mi-parcours, dédié par Springsteen à George Theiss, le leader des Castiles, premier band dans lequel figurait le jeune Bruce de 16 ans durant les années 1960. Springsteen est désormais le seul membre encore vivant du groupe.

Et pour l’avenir, il y avait Long Walk Home, que Springsteen a présenté comme «une prière à son pays» à quelques jours du vote dont le résultat pourrait menacer sa démocratie, selon lui.

L'improbable Racing...

Demandez à n’importe quel féru du Boss quelle est sa plus grande chanson interprétée le moins souvent en concert et la réponse sera Racing In the Street. Jungleland est rare, il est vrai, mais pas autant que Racing… De penser l’entendre à Montréal? Je n’y aurai jamais cru. Les ivoires caressés par Roy Bittan se sont fondus graduellement dans un lyrisme tout en retenue pour se conclure dans une envolée d’un raffinement exquis, comme si les images véhiculées dans notre tête par cette chanson ne voulaient plus nous quitter. Magnifique.

Un moment d’éternité absolu encore plus délectable avec l’interprétation de Backstreets quelques minutes plus tard, qui est tellement plus émouvante à entendre en 2024 qu’à son origine dans les années 1970. La promesse contenue dans cette chanson n’était pas si lointaine dans les années 1980, pour des personnages qui n’avaient pas 20 ans durant les années 1970. Et avec le passage narratif ajouté portant sur les des 45-tours et les photos, le temps dont on parle semble désormais d’une époque révolue. Émouvant au possible.

Après tous ses moments à brailler notre vie, le dernier droit avant les rappels avait de quoi faire vibrer n’importe quel amateur de rock : l’explosive ode à la nuit de Because the Night suivie de la rythmique à la Bo Diddley de She’s the One, précédant la démolition de Wrecking Ball… Du tonnerre avant que The Rising nous face espérer à une Amérique meilleure et que l’atomique Badlands ne balaie tout sur son passage avec une foule qui a fait exploser ses poumons.

Patrick Beaudry, SNAPePHOTO/evenko

Source: Patrick Beaudry, SNAPePHOTO/evenko

La ligne d’harmonica de Thunder Road a alors fait chavirer le Centre Bell dans le bonheur nostalgique de la jeunesse de toutes les personnes présentes. Cette chanson de quête et d’espoir représente ce que Springsteen a su inspirer de mieux à trois ou quatre générations d’admirateurs.

À moins que ce ne soit l’épique Born To Run qui a résonné comme d’habitude au début des rappels comme c’est le cas depuis des décennies, lorsque les lumières se sont rallumées. C’est ce qui est le plus sidérant dans les concerts du natif du New Jersey: des rappels de 45 minutes (Rosalita (Come Out Tonight) , Bobby Jean, Dancing In The Dark, Tenth-Avenue Freeze-Out) durant lesquels seule la musique suffit. Pas d’écrans, pas de jeux de lumière. Uniquement un groupe et sa musique.

Springsteen ne cache plus son âge – finie la teinture -, ne saute plus dans la foule, ne monte plus sur le piano et il a une voix encore plus rauque que naguère. Mais malgré les limites que lui impose son corps de 75 ans, sa présence de scène, son charisme, son magnétisme, sa ferveur et sa passion sont encore bien présentes. Et disons qu’il a un niveau d’énergie plus élevé que la moyenne. 

Il peut donc durant plus de trois heures faire résonner chez nous la joie, le bonheur, l’espoir, la passion, la crainte, le souvenir et l’amour avec des monuments du passé ou des chansons récentes sans coup férir.

En définitive, on n’assiste pas à un concert de Bruce Springsteen.

On le vit.

Et jeudi soir à Montréal, c’était réciproque du parterre à la scène.

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